Le supergroupe formé par deux Radiohead et le batteur Tom Skinner, issu du quartet jazz anglais Sons of Kemet, livre “A Light for Attracting Attention”, un premier album fascinant et hanté par l’œuvre du groupe d’Oxford.
Saviez-vous que Radiohead avait été rédacteur en chef des Inrockuptibles ? Une histoire qui a duré le temps d’un numéro, il y a plus de vingt ans. L’hebdomadaire n°292, pour être précis, daté du 29 mai 2001. Soit une semaine avant la sortie en grande pompe d’Amnesiac, un cinquième album qui venait clôturer l’un des diptyques les plus importants de l’histoire du rock, entamé l’année précédente avec le crucial Kid A (2000) – le nouveau millénaire nous tendait les bras et les Anglais étaient partis en éclaireurs.
La une du magazine est un suicide commercial : on y voit une créature mythologique tourmentée, dans une posture de désespoir, dessinée sur un fond de papyrus dans un style rappelant à la fois Picasso et le peintre japonais Katsushika Hokusai. Elle est l’œuvre de Thom Yorke et Stanley Donwood, graphiste attitré de Radiohead depuis l’album The Bends (1995).
Dès sa deuxième saillie , Radiohead a réglé ses comptes à “Creep”
“Ce numéro accueillera un Minotaure sur sa couverture, l’air totalement frénétique et affolé. Peut-être est-il le prisonnier d’un labyrinthe installé dans sa propre imagination. De terrifiantes apparitions surgissent à chaque coin. Le Minotaure est effrayé par chaque nouvelle porte qu’il découvre”, nous rencarde Thom dans son éditorial. Doit-on y voir la représentation métaphorique des turpitudes d’un groupe devenu global, mais qui n’aspire qu’à demeurer en retrait des normes de l’industrie ?
Après le succès colossal et générationnel de Creep – pendant oxfordien des dérives existentielles d’un Smells like Teen Spirit –, les choses auraient pu se corser dès les premiers pas du quintet dans le racket de la musique. Fort heureusement, Radiohead possède un rapport au tragique qui confine à l’humour et non à l’autodestruction.
Entre vivre dans un labyrinthe ou passer le reste de vos jours dans un poumon d’acier, que choisiriez-vous ?
Dès sa deuxième saillie discographique, le groupe règle ainsi ses comptes à ce hit de loser gringalet, qu’on ne cesse de lui réclamer et qui le maintient en vie artificiellement, avec My Iron Lung. Le morceau est un piratage en règle de Creep, une revisite sabordée, un faux tube à l’éthique proche du In Utero (1993) de Nirvana, ce troisième album qui tentait de revenir à la radicalité des débuts de la bande à Cobain, pour conjurer le sort du succès de Nervermind (1991).
Radiohead se met alors à jouer Creep dos au public, avant de le virer manu militari de ses setlists. Comme si le Minotaure craignait que, de sa poitrine, surgisse un monstre destructeur plus sale et hideux qu’il ne l’est lui-même. Entre vivre dans un labyrinthe ou passer le reste de vos jours dans un poumon d’acier, que choisiriez-vous ?
The Smile s’inscrit ainsi dans un énième chemin de traverse
L’existence n’étant qu’un dédale de contraintes et de contradictions, la trajectoire de Radiohead est à ce titre un exemple accompli de contrôle artistique strict dans un écosystème des plus restrictifs et oppressifs. Pas mal pour une formation qui aura à chaque fois suscité un peu plus l’adhésion populaire. Prenez dix fans du groupe, demandez-leur quel est leur album préféré, si quelqu’un vous répond Pablo Honey (1993), méfiez-vous, c’est sans doute aussi un adorateur ou une adoratrice de Coldplay.
Les gens auront tendance à se diriger vers les albums de rupture que sont OK Computer (1997) et Kid A (2000). Rupture ? Il faudrait plutôt parler ici de flux tendus, d’agencement des choses et de juxtapositions, car, dans ce groupe, rien ne se crée et tout se transforme.
Une matière façonnée au fil du temps dans un magma créatif
Pourquoi toutes ces considérations sur Radiohead alors que le sujet qui nous intéresse ici est The Smile ? Précisément parce que Radiohead n’existe que dans une nébuleuse de formes plus ou moins solides et plus ou moins dispersées. C’est le coup de maître du Minotaure que d’avoir réussi à postillonner des bébés passe-murailles plutôt que de grossir jusqu’à l’obésité malsaine et étouffer dans son royaume panoptique.
Ce sont les projets personnels de Thom Yorke depuis The Eraser (2006) jusqu’à sa collaboration avec le cinéaste Paul Thomas Anderson (ANIMA, 2019) ; les incartades folk magnétiques d’Ed O’Brien (sublime Earth, 2020) ; les bandes originales plébiscitées de Jonny Greenwood. The Smile s’inscrit ainsi dans un énième chemin de traverse, dont la matière a été façonnée au fil du temps dans ce magma créatif.
Avec ces gens, la chronologie n’est pas une science exacte
Formation ad hoc, estampillée “supergroupe”, sous la houlette de l’indéboulonnable sixième membre de Radiohead, Nigel Godrich, The Smile est constituée de Thom Yorke, Jonny Greenwood, ainsi que de Tom Skinner, batteur issu des Sons of Kemet, quartet jazz made in UK fomenté par l’immense Shabaka Hutchings. D’après ce que l’on sait, les morceaux qui forment A Light for Attracting Attention, le premier album de ces contre-Beach Boys, sont dans l’air depuis quelques années pour certains, comme des excroissances de sessions studio nocturnes.
Avec ces gens, la chronologie n’est jamais une science exacte : notre théorie du moment, c’est que ce disque serait une sorte de spin-off situé un peu après la doublette In Rainbows (2007) et The King of Limbs (2011), qui réunissaient les obsessions rythmiques et motorik à l’œuvre aujourd’hui dans The Smile (l’avantage d’avoir dans son équipe l’un des meilleurs batteurs jazz de sa génération), et préfigurant les ambitions orchestrales de A Moon Shaped Pool (2016), le dernier album de Radiohead en date, qui convoquait déjà les cordes du London Contemporary Orchestra.
Une indéfectible claque prise par Radiohead en découvrant le monde merveilleux d’Autechre
On connaît le rapport obsessionnel que les duettistes Yorke-Greenwood entretiennent avec la musique sous toutes ses formes. “Je n’écoute que des sons, des beats, des grooves”, confiait Thom aux Inrocks en 2006, évoquant au passage sa lassitude vis-à-vis du processus de songwriting.
Quant à Jonny, guitariste de génie, c’est avec les ondes Martenot – très présentes sur Kid A, notamment – qu’il a longtemps cassé les pieds à ses camarades. Toutes ces lubies, portées par l’indéfectible claque prise par Radiohead en découvrant le monde merveilleux d’Autechre, ont infusé et modelé les disques du groupe autant que leurs escapades en solitaire.
On conseille une écoute attentive au casque
Avec The Smile, c’est comme si les deux étaient davantage en quête de support dynamique, plutôt que de révolution formelle. Ici, les cordes, les cuivres et les rythmiques complexes de Tim Skinner agissent, merveilleusement, comme des amplificateurs de son, mais ne viennent plus modifier l’ADN d’une psyché flinguée depuis bien longtemps. Ça tabasse sur You Will Never Work in Television Again, ça groove sur The Smoke (cette intro !), ça sonne Krautrock sur We Don’t Know What Tomorrow Brings, c’est hautement influencé par le jazz UK sur Skrting on the Surface.
Sans vouloir la jouer audiophile forcené·e, on conseille une écoute attentive au casque. Ne serait-ce que pour rentrer dans l’univers multidimensionnel de la fascinante introduction du disque, The Same, qui ressemble à la rencontre parfaite entre Radiohead et Animal Collective. Ailleurs, sur Free in the Knowledge, c’est Damon Albarn qui s’inviterait presque dans les carnets d’écriture de Thom Yorke et qui le ferait chanter comme un ventriloque.
En parlant de la voix de Thom Yorke, cet objet culte de la pop culture qui mériterait qu’on lui consacre un hors-série, l’emballement du moment nous fait dire qu’elle n’a jamais été aussi polymorphe – on laisse en suspens le traitement qu’on lui réservait sur Kid A, où elle était passée au filtre des ondes Martenot et autres vocodeurs.
Une association de malfaiteurs découverte à Glastonbury
Le public a donc pu découvrir cette association de malfaiteurs un peu par hasard en mai 2021, lors de l’édition en ligne du festival de Glastonbury. Le groupe, d’excellente tenue comme on peut l’imaginer, avait joué une poignée de titres, avant de remplir à guichets fermés trois dates à Londres en début d’année.
En guise d’introduction de ces performances, un poème de William Blake (poète préféré des halluciné·es de la contre-culture psychédélique) intitulé The Smile était récité par Cillian Murphy (le type de Peaky Blinders). La littérature, des textes gnostiques à George Orwell, a toujours travaillé l’esprit de Thom Yorke et irrigué l’œuvre de Radiohead. Le caractère ambivalent des vers de Blake sur le sourire et ses multiples significations nous donne à penser. Et si c’était nous, le Minotaure ?
A Light for Attracting Attention (XL Recordings/Wagram). En concert les 6 et 7 juin à la Philharmonie de Paris.