Algérie : « Je préfère élever la voix sans hausser le ton », disait Idir

ENTRETIEN. Après 38 ans d'absence, Idir était retourné chanter en Algérie en janvier 2018. À cette occasion, il s'était confié au « Point Afrique ».

Propos recueillis par

Après l'Europe et la France, où il avait donné un grand concert au Rex, Idir s'était produit en Algérie, son pays natal, où il n’était pas remonté sur scène depuis 38 ans. 
Après l'Europe et la France, où il avait donné un grand concert au Rex, Idir s'était produit en Algérie, son pays natal, où il n’était pas remonté sur scène depuis 38 ans.  © Patrick Swirc

Temps de lecture : 9 min

Idir est arrivé dans ce café, chapeau de feutre vissé sur la tête, journal à la main, discret mais non effacé, mesuré mais non distant. Légende algérienne de la chanson, auteur du premier tube planétaire africain, « A Vava Inouva », une berceuse qui racontait la peur de l'ogre, les contes berbères, la tradition de toute une Kabylie, région qualifiée, tant par le colonisateur français que par le pouvoir algérien qui lui a succédé, de rebelle.

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Le voici donc qui est revenu tout juste d'Algérie. Une visite « officielle » tant l'homme que l'artiste a cristallisé, malgré lui, passions et questions non réglées qui traversent la société algérienne. Notamment la question berbère qui pose en filigrane la question de l'arabité et de la religion, ou du moins de sa place politique. Une question culturelle qui charrie aussi une question sociale, la Kabylie s'estimant souvent volontairement délaissée par un État constamment inquiet des soubresauts contestataires de cette région. Le retour de l'enfant du pays fut effectivement scruté d'abord dans les moindres gestes et abondamment commenté par la presse algérienne. À cela, Idir a répondu sereinement et esquissé une vision des choses simples mais non simplistes, pour des questions algériennes compliquées et explosives. Entretien.

Le Point Afrique : Trente-huit ans d'absence officielle d'Algérie, pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Idir : J'ai attendu si longtemps car la conjoncture n'était pas favorable. Il y a eu d'abord l'intégrisme en Algérie, le terrorisme dans les années 1990. Puis, il y avait cette tendance à inviter des chanteurs sous l'égide de X ou Y. Je voulais, moi, aller chanter en Algérie devant ceux qui voulaient bien m'écouter, sans être justement sous l'égide de quoi que ce soit. Je m'étais aussi inventé une résistance, un peu à la manière de Don Quichotte, car, comme lui, je ne savais pas que je me battais contre des moulins à vent (sourire). Je m'étais dit, en effet, que si j'étais algérien à part entière, il fallait reconnaître mon identité en même temps que ma qualité d'artiste.

On ne peut donner à quelqu'un un passeport, une citoyenneté et lui dénier le fait qu'il parle une langue qui n'est pas reconnue, qui n'est pas nationale. J'étais alors un homme blessé et j'ai décidé de lier mon retour au fait que mon identité amazighe soit reconnue officiellement. De telle façon que je me sente alors pleinement algérien, donc à même de venir chanter. J'avais l'impression d'être un peu placé, avec ma culture, sur une marche un peu en dessous… Désormais, le tamazight est une langue officielle mais non nationale.

Quand vous dites « en dessous », voulez-vous dire rabaissé ?

Non, pas rabaissé. Tout simplement parce que le pouvoir algérien n'essaye pas de rabaisser. Il suit simplement ses intérêts. Mais je n'avais pas cette impression d'être reconnu de façon complète dans le fait que je suis algérien. Je ne pouvais pas imaginer une région comme la mienne, la Kabylie, diminuée à ce point. Mais pas rabaissée. C'est différent. Parce que cette région a rempli son devoir envers l'Algérie. C'est une région, comme les Aurès, qui a payé cher son tribut à la révolution [guerre d'indépendance algérienne, NDLR] Il n'y avait pas de raison recevable pour que ses droits ne soient pas satisfaits.

Je voyais dans cette situation une forme non pas forcément d'injustice, mais de déséquilibre. Cela, je le vivais mal. Puis, il y a quelque chose qui me tuait à petit feu : c'était de ne pas venir chanter dans mon pays. Récemment, une jeune fille de 15 ans est venue me voir et m'a dit : « Il n'y a pas de raison de priver votre public de votre présence. » Que pouvais-je répondre à cela ? J'ai vu un vieil homme pleurer devant moi et me dire : « J'ai peur de mourir sans vous avoir vu chanter en Algérie. » Encore une fois, que pouvais-je répondre à cela ? Il y a les discours d'un côté, mais il y a le cœur de l'autre côté. C'était idiot alors de jouer les Don Quichotte. Car, j'aime tellement ce pays…

Qualifieriez-vous votre absence d'exil ?

Non, car je m'y rendais à titre privé. Très souvent. Le problème n'était pas là. Maintenant, avec l'« officialité », entre guillemets, de la langue amazighe qu'ils ont placée dans la Constitution, un pas a été fait. Désormais, non seulement il ne faut pas faire la fine bouche, mais il faut se dire qu'on a obtenu cela, en attendant autre chose.

Vous considérez donc que la reconnaissance de la langue amazighe n'est qu'une première étape ? Mais vers quoi ?

Elle n'est pas « officielle » comme je voudrais qu'elle le soit. Car on a mis une langue d'État au-dessus, la langue arabe. Or, si la langue amazighe est officielle, il n'y a pas à avoir de langue au-dessus, donc, a contrario, d'autres en dessous. Cette langue est là, c'est tout. Je retrouve encore dans cette hiérarchie cette espèce d'idéologie qui est présente en Algérie et qui veut toujours prouver que nous sommes les plus forts, nous sommes au-dessus. Je n'en suis pas là, moi. Je suis un Algérien comme un autre qui veut simplement avoir la panoplie complète du parfait petit Algérien avec la dimension amazighe qui existe et qui est reconnue. À partir de là, c'est aux enfants de cette langue de faire ou de ne pas faire.

Mais cette reconnaissance n'est-elle pas à double tranchant, une langue officielle est aussi une langue qui peut être réglementée, au détriment peut-être de son dynamisme propre et de sa singularité ?

Je ne crois pas. Il y a beaucoup de choses qui se mêlent à ces questions. Notre fondement politique est la Constitution algérienne. Or, dans cette Constitution, il est dit que l'Algérie est un pays arabe. À cette affirmation, je réponds que l'Algérie est un pays. Point. Car certes des arabophones y vivent, mais aussi des berbérophones, des francophones, des juifs et des chrétiens… Alors, pourquoi définir la nature de l'Algérie selon l'arabité ? Puis au final, qu'est-ce que l'arabité ? Où trouver une unanimité, une unité de cette notion ? Par exemple, sur le plan culturel, si je n'étais pas descendu de mon village, je ne parlerais pas arabe. Or, que je parle arabe ne me caractérise pas.

Sur le plan politique, on ne trouve pas non plus d'unanimité, car peut-on associer, par exemple, un régime monarchique chérifien à un socialisme à l'algérienne ? La religion non plus ne fait pas le fondement de l'arabité puisque la majorité des musulmans dans le monde ne sont pas arabes. Donc où trouver le fin mot d'une unicité ? La Constitution algérienne ajoute à ce postulat que l'Algérie est un pays arabe une autre affirmation : « L'Islam est religion d'État. » Je crois que l'État n'a pas à avoir de religion. Il est garant des institutions, mais il n'est pas chrétien, juif ou musulman. Puis, il y a là en germes des ferments idéologiques qui tendent à ralentir ou figer. Je demande un État de droit, ils font la sourde oreille, tant pis, mais ce ne sont pas mes ennemis. Mais en même temps, je ne peux rien tout seul.

Certains vous reprochent votre façon de militer pour la cause berbère, peut-être moins frontale que d'autres chanteurs kabyles, tels Matoub Lounès, Lounis Aït Menguellet ou Ferhat Mehenni…

Il est vrai que je préfère élever la voix sans hausser le ton. Il est vrai aussi que j'ai toujours été un mauvais général de brigade, car ce n'est pas mon truc. Mon truc, c'est la recherche permanente de l'amour de ma langue, de ma terre, de mon pays. Essayer de voir en l'autre mon frère aussi, même si c'est très difficile. Mais même si c'est sans illusion, il faut que ce soit sans réserve à chaque fois, car au bout, il y aura la lumière. Qu'on tente de donner un titre de rebelle ou de héros à X ou Y, cela ne m'intéresse pas. Moi, je suis plus proche de ce que j'ai appris de ma mère, de ma grand-mère. Un peu comme Camus qui disait préférer sa mère. Je suis amazigh, oui, je n'ai à y mettre ni de l'orgueil ni de l'agressivité. Je ne trouve pas ma place dans ces tendances.

Le chanteur Idir, ici en concert à Nyon, en Suisse, le 27 juillet 2007. ©  SIPA/Salvatore Di Nolfi

Mais la Kabylie reste un lieu d'effervescence et de revendication non seulement culturelle mais aussi sociale et politique…

Oui, et ce qui m'exaspère est cet entêtement à refuser, par le pouvoir en place, que le peuple algérien est Un dans sa diversité. D'autant que ce pouvoir n'a plus la légitimité de 1962. En revanche, ils se sont construit une légalité sur laquelle ils posent les fondements d'une société un peu bizarre et qui avance peu.

La presse algérienne, les forums de discussion commentent abondamment votre retour ; or, il semble que vous concentriez sur vous beaucoup de tensions. Pourquoi ?

Je l'ignore. Mais j'ai pu dire qu'il y a comme un vent de fascisme qui souffle dans ce pays, les islamistes par exemple. On m'a demandé si je pensais au MAK [Mouvement pour l'autodétermination de la Kabylie, NDLR]. J'ai répondu que pas spécialement. Je n'ai rien à voir avec le MAK, je ne les ai jamais critiqués. Pourtant, j'ai pu recevoir d'eux une volée de bois vert. Il y a plus largement un climat très explosif dans la société algérienne, que je cristallise effectivement, malgré moi.

J'ai une route et je la suis. Je n'ai pas à entrer dans des considérations par rapport à tel ou tel problème ou question. Je suis kabyle, je le sais. Je n'y peux rien. Ce sont les premiers sons que j'ai entendus. Et cette Kabylie, je la place au-dessus de tout. Mais suis-je pour l'unité d'un pays où se trouve cette Kabylie ou faut-il que je m'en détache ? Cela ne me gêne pas de voir les gens revendiquer une indépendance ou une autonomie.

Ce qui me gêne est la réponse à la question : « Qu'allons-nous devenir ? » Est-il plus urgent de construire un pays où la diversité et la pluralité seront la norme ou est-il plus viable et urgent de dire : « Moi, je suis kabyle et je me retire de ce pays » ? Et puis je n'aime pas que viennent se mêler à ces questions légitimes des choses troubles, car nous ne sommes pas à l'abri de manipulations. Qu'elle soit étrangère ou du fait du pouvoir, dont c'est le métier d'ailleurs. Au fond du fond, qui sera gagnant ? Toujours celui qui a la mitraillette à la main. Voilà pourquoi je me méfie de tout cela, car je suis un artiste, si tant est que je puisse m'attribuer cette qualité. J'ai grandi dans une société matriarcale. Je veux un monde d'égaux, c'est tout.

Votre idéal serait donc une Kabylie reconnue dans ses droits culturels dans une Algérie unie ?

Je dirais plutôt une Algérie reconnue dans son amazighité. Il n'y a aucune raison pour ne pas y arriver. Je suis amazigh. Je suis là. C'est à ceux qui posent et m'opposent une autre identité de me donner les preuves de la réalité de celle-ci. Je n'ai aucune raison de plier ni de concéder. Et puis, je suis algérien à part entière, je n'ai pas d'autre nationalité.

Auteur-composteur-interprète et musicien, Idir vient de sortir chez Sony l'album "Idir, ici et ailleurs". ©  DR

On vous a reproché de vous être rendu sur la chaîne de télévision Ennahar, chaîne privée considérée parfois comme un relais du pouvoir algérien…

Je ne la connaissais pas. Tout s'y est bien passé. On a présenté mon parcours culturel. Pourquoi refuser ? C'est trop, ces polémiques. Je ne suis qu'un gratteur de guitare. La société algérienne semble si verrouillée de l'intérieur. J'en suis très étonné.

Vous allez commencer votre tournée le 12 janvier, date de la fête berbère de la nouvelle année Yennayer. Est-ce une coïncidence ou est-ce voulu ?

Yennayer est une fête qui pouvait réunir tout le monde, tous les Algériens. Puis la tournée, si elle commence par Alger, ira à Constantine, Oran, Ghardaïa, Batna, Annaba et Tizi-Ouzou. Ce sera un test, car on est algérien ou on ne l'est pas. Ce sera une façon de voir aussi si on a des choses à faire ensemble, dans l'effort d'entrer ainsi dans une autre culture, langue. Mais d'un autre côté, je ne jouerai pas le refrain de l'algérianité facilement. Je suis ce que je suis, j'aime ce pays, mais pas à n'importe quel prix. Je savais bien qu'en acceptant d'aller chanter en Algérie, chacun entamerait son refrain idéologique sur ma venue. Qu'on me parle du portrait du président à afficher lors de ces concerts, je réponds qu'aurait-il à faire à un concert ? Qu'on me dise qu'il ne vaut mieux pas que le drapeau berbère soit affiché dans le public, je réponds qui suis-je pour interdire cela ? Qu'on me dise de mettre les deux drapeaux alors, algérien et berbère, même réponse… (Sourire.) J'en ai assez de cette idéologie, j'en ai soupé de l'idéologie. Je voudrais simplement pouvoir m'exprimer devant les miens.

* Idir était sur scène à la coupole du Complexe olympique Mohamed-Boudiaf à Alger vendredi 5 janvier 2018. Il a ensuite enchaîné le 13 janvier à l'espace Magh à Bruxelles (Belgique), le 20 janvier à l'espace Sarah-Bernhardt à Goussainville (France), le 10 février à La Merise à Trappes (France), le 17 mars au centre culturel Jacques Prévert à Villeparisis, le 21 mars au Théâtre Lino-Ventura à Nice, le 23 mars à la salle Jacques-Brel à Fontenay-sous-Bois (France), le 25 avril à Raoul-Jobin, Palais Montcalm à Québec (Canada), le 27 avril à l'Olympia de Montréal (Canada)…